A l’instar de Proust, Guizot, pour mener à bien son
projet de Collection
de mémoires relatifs à l’histoire de France, fut, en son temps, « à la tête
d'une véritable PME de ‘’nègres-traducteurs’’ »,
qu’il a omis de présenter au lecteur, n’offrant à ce dernier aucune possibilité
de mesurer les compétences mises en œuvre ; d’où les interrogations récurrentes
sur la valeur à donner à ces traductions, dont la médiocrité générale a été
dénoncée très tôt : Edmond Demolins, dès 1877, parle
de « traductions pour la plupart très imparfaites »
et, quelques années plus tard, Albert Marignan évoque sans aménité « des traductions
anonymes comme celles de la collection Guizot, si mauvaises le plus souvent
qu'on se demande si le traducteur comprenait les institutions et les usages du
Moyen Age ». Avec sa
concision habituelle, Ferdinand Lot écrit en 1910 que « les traductions de
la collection Guizot sont introuvables et, d’ailleurs, périmées ».
Ce constat s’est prolongé,
malgré les quelques marques d’attention dont tel ou tel élément de cette
gigantesque collection a pu faire l’objet, le plus souvent faute de mieux.
*
La collection
Guizot a également connu des critiques plus ciblées, s’agissant par exemple de
la manière dont ont été traduits les ouvrages de Guillaume le Breton auxquels
nous nous intéressons : ainsi, dès 1835, un honorable érudit, Philippe-Maurice
Lebon, dans son Mémoire sur la bataille de Bouvines égratigne-t-il au
passage le « savant philologue traduisant, ou plutôt défigurant la
chronique de Le Breton ». Plus virulent et plus précis,
Octave Delepierre, dans l’introduction de son ouvrage consacré à la Philippide
de Guillaume le Breton. Extraits concernant les guerres
de Flandre, paru en
1841,
donne les raisons qui l’ont conduit à proposer sa propre traduction des
extraits en question :
La traduction française de l'ouvrage
entier n'a été éditée qu'une fois, par M. Guizot. Nous avions d'abord pensé
nous en servir, et même ce projet avait été exécuté pour le commencement de
notre travail ; mais, soit que M. Guizot ait employé un élève pour cette
traduction sans la revoir ensuite, soit par toute autre cause, il nous a paru
qu'elle était si défectueuse pour le fond comme pour la forme, que nous avons
dû la refondre en une foule d'endroits. Déjà les auteurs de la continuation de
l'histoire littéraire de France, commencée par les Bénédictins, avaient
remarqué ce défaut, qu’a signalé également M. Lebon, dans sa notice sur la
bataille de Bouvines.
Rendant compte la même année du travail de Delepierre,
Jules de Saint-Genois enfonce le clou et pose la question toujours actuelle de
la traduction des sources :
… Une traduction est, selon nous, une
chose peu utile et quelquefois pernicieuse ; – peu utile : parce que le savoir
consciencieux voudra toujours remonter à la source originale et ne pourra se
fier qu'à cette dernière, la traduction fut-elle même de Guizot ou de Cousin ;
— pernicieuse : parce que, tout en favorisant les études faciles, les
connaissances à vol d'oiseau, elle fait négliger le latin, langue surtout
indispensable pour les sciences historiques. A vrai dire cependant, ces
réflexions à propos de la Philippide ne regardent pas entièrement M.
Delepierre, qui n'a fait que donner de cette oeuvre une traduction nouvelle,
plus correcte, plus fidèle, plus conforme au texte de Guillaume le Breton. Et
en cela, il nous a rendu un véritable service, car la traduction de M. Guizot,
confiée sans doute à quelqu'élève obscur, est fautive et infidèle en bien des
points.
Paradoxalement, les meilleurs connaisseurs actuels du
dossier paraissent parfois enclins à plus d’indulgence. C’est notamment le cas
de Dominique Barthélemy, auteur d’une stimulante synthèse sur La bataille de
Bouvines, sous-titrée Histoire et
légendes : ce chercheur juge en effet que la traduction de Guizot
« n’est pas sans qualités » en ce qui concerne les Gesta Philippi
Augusti en prose et qu’elle est même « très belle et très juste dans
l’ensemble », s’agissant des vers de la Philippide.
*
Si tel ou tel des traducteurs employés par Guizot a pu
être identifié par le monde érudit, il n’existe pas à notre connaissance
d’étude d’ensemble sur cet aspect essentiel de sa Collection : il
faut donc à chaque fois se livrer à des investigations spécifiques, souvent
difficiles, et, faute d’un plan d’ensemble, les résultats obtenus ne font pas
toujours l’objet d’une véritable exploitation ; il y aurait pourtant là
matière à une belle thèse d’histoire littéraire, aux dimensions multiples
(philologie, traductologie, historiographie, etc.).
I
Conformément à son tempérament de fouineur, qui a valu
au monde des lettres de si précieuses découvertes, c’est Joseph-Marie Quérard qui,
dans une revue éphémère portant son nom, dévoila l’identité de plusieurs de ces
traducteurs :
M. Guizot a eu de nombreux
collaborateurs qu'il n'a pas nommés pour la Collection des Mémoires relatifs à
l'histoire de France et pour ceux relatifs à l'histoire d'Angleterre.
Pour la première, Godefroy Cavaignac a
traduit l'histoire de Grégoire de Tours, M. L. Dubois, Orderic Vital, et M.
Guizard, un autre auteur.
M. Patin, de l'Institut, a participé à
la deuxième collection.
Cette courte liste mérite attention et examen :
elle est susceptible en effet d’ouvrir des perspectives plus larges sur le
monument auquel le seul nom de Guizot est attaché en dépit de la part prise par
ses différents collaborateurs.
*
Nous avons vu en quelle estime Daunou tenait la
traduction d’Orderic Vital par Dubois.
Celle de Grégoire de Tours par Cavaignac ne semble pas avoir fait l’objet d’un
compte rendu spécifique ; du moins n’en n’avons nous pas retrouvé la
trace. Cavaignac était le frère du général de ce nom, candidat malheureux aux
élections présidentielles de 1848 contre Louis Napoléon Bonaparte : ils
appartenaient à une famille aux convictions républicaines très marquées, dont
plusieurs membres ont fait des carrières politiques à différents échelons de
responsabilités ; le traducteur des Dix livres d’histoire fut pour
sa part journaliste au service de ses idées. Son instruction, sans être
négligée, fut rendue difficile par les circonstances familiales, puisque son
père, régicide, vivait en exil à Bruxelles : de fait, il ne semble pas que
les « excellentes études » que lui attribue son biohagiographe,
le baron Ambert, se
soient poursuivies au-delà du collège,
en l’occurrence le collège de Sainte-Barbe dont les formations se situaient en
effet à un très bon niveau ; s’agissant plus particulièrement du latin, ce
niveau était sans doute suffisant pour permettre à un collégien de fournir
d’honnêtes versions des textes d’auteurs classiques.
Sans doute la démarche s’est-elle révélée plus difficile quand il s’est agi
pour Cavaignac, plusieurs années après ses études, de traduire le latin un peu
contourné de Grégoire de Tours. C’est pourquoi cette traduction a été revue en
1861 par le chartiste Alfred Jacobs
, avec l’approbation de Guizot :
Ses études géographiques et
archéologiques, le soin avec lequel il [Jacobs] a revu, en la réimprimant, ma
traduction, et les notes qu'il y a ajoutées donnent, à l’édition nouvelle qu'il
en publie aujourd'hui, un vrai mérite scientifique, et rendent la lecture du
curieux ouvrage de l'évêque de Tours plus claire et plus facile pour le public
.
Pour qui voudrait mesurer l’impact de cette révision
du texte français, voici la traduction de la préface de Grégoire de Tours dans
ses deux versions successives, d’abord celle de 1823 :
La culture des lettres et des sciences
libérales dépérissant, périssant même dans les cités de la Gaule ; au milieu
des bonnes et des mauvaises actions qui y étaient commises, pendant que les
barbares se livraient à leur férocité et les rois à leur fureur; que l'Église
était attaquée par les hérétiques et défendue par les catholiques; que la foi
chrétienne, fervente dans la plupart des coeurs, était, dans quelques autres,
tiède et languissante ; que les Églises étaient tour à tour enrichies par les
hommes pieux et dépouillées par les infidèles, il ne s'est rencontré aucun
grammairien, habile dans l'art de la dialectique, qui ait entrepris de décrire
ces choses soit en prose, soit en vers. Aussi beaucoup d'hommes gémissaient
disant : « Malheur à nos jours ! l'étude des lettres périt parmi nous, et
on ne trouve personne qui puisse raconter dans ses écrits les faits d'à présent ».
Voyant cela, j'ai jugé à propos de conserver, bien qu'en un langage inculte, la
mémoire des choses passées, afin qu'elles arrivent à la connaissance des hommes
à venir. Je n'ai pu taire ni les querelles des méchans ni la vie des gens de
bien. J'ai été surtout excité par ce que j'ai souvent entendu dire à mes
contemporains, que peu d'hommes comprennent un rhéteur philosophe, tandis que
la parole d'un homme simple et sans art se fait entendre d'un grand nombre. Il
m'a plu aussi de commencer ce livre par le calcul des années qui se sont
écoulées depuis l'origine du monde ; c'est pourquoi j'ai ajouté les chapitres
suivans.
Puis celle de 1861 :
La culture des lettres dépérit, ou
plutôt disparait dans les villes de la Gaule : au milieu des bonnes et des
mauvaises actions, pendant que se déchainaient la férocité des nations et la
fureur des rois, que l'Église était attaquée par les hérétiques et défendue par
les fidèles, que la foi chrétienne, fervente dans beaucoup de coeurs,
languissait dans quelques autres, que les Églises étaient dotées par les hommes
pieux et dépouillées par les impies, il ne s'est rencontré aucun grammairien,
habile dans la dialectique, qui entreprit de retracer ces événements soit en
prose, soit en vers. Aussi beaucoup d'hommes gémissaient disant : « Malheur
à notre temps ! parce que l'étude des lettres périt parmi nous, et que nul ne
saurait plus consigner en des écrits les faits d'à présent ». Ces plaintes
et d'autres semblables m'ont engagé à conserver pour les hommes à venir la
mémoire des faits passés, et, bien que mon langage fût inculte, je n'ai pu
taire ni les entreprises des méchants ni la vie des gens de bien. Ce qui m'a
surtout confirmé dans mon dessein, c'est que j'ai souvent ouï dire autour de
moi que les discours philosophiques des rhéteurs sont moins faciles à
comprendre que la langue rustique. J'ai cru aussi qu'il serait utile pour la
chronologie de faire remonter au commencement du monde mes premiers livres,
dont j'ai inscrit ci-dessous les chapitres.
La comparaison avec le texte latin
donne un avantage immédiat à la traduction de Jacobs, dont le style est plus
coulant, mais qui, parfois, s’éloigne de l’hypotexte latin, cherchant sans
doute à éviter le piège d’une transposition un peu trop littérale dans lequel était
tombé à l’occasion le premier traducteur. Il convient cependant de ne pas être
trop sévère à l’égard de celui-ci, car Grégoire de Tours a reconnu en plusieurs
occasions la « rusticité » de son style, notamment dans le texte que
nous venons de citer, mais plus encore dans la préface de son ouvrage De la
gloire des confesseurs : le moyen dès lors, dans une traduction, d’être
fidèle à cette prose si particulière, sinon en simulant ses aspérités ? Au reste, il n’est pas de traduction qui ne
puisse être dépassée par une autre : celle de Jacobs était entrée en
concurrence en son temps avec celle donnée par Henri Bordier (1859-1862) ;
toutes deux ont été périmées un siècle plus tard par celle de Robert Latouche
(1963-1965), qui reste aujourd’hui encore la référence, dans l’attente d’une
traduction qui serait renouvelée par le recours à une langue moins académique.
*
Sainte-Beuve nous apprend que Guizot avait confié la
traduction de la Chronique de Flodoard à Paul-François Dubois,
à ne pas confondre, comme nous l’avons dit, avec Louis-François Dubois. Ce dernier, plus âgé que son homonyme de
vingt ans, était un érudit de tempérament, formé aux études historiques et
philologiques, qui fut bibliothécaire et s’occupa de bibliographie ; tandis
que Paul-François, doté lui-aussi d’une solide formation classique, comme
c’était le cas de tous ceux qui avaient fait des études supérieures à cette
époque, helléniste et latiniste, professeur de lycée, puis à l’Université avant
d’être destitué de son poste en 1821, était avant tout un militant et un homme
politique, doublé, à l’instar de Cavaignac, d’un journaliste d’opinion. Pour
pouvoir s’exprimer, il fonde en 1824, avec Pierre Leroux, le journal Le
Globe, porteur des idées libérales en matière de politique, dont il deviendra
l’un des principaux rédacteurs ; mais, avant de prétendre pouvoir vivre de
sa nouvelle situation,
Dubois cherche à subsister par ses
propres moyens. Victor Cousin lui a procuré un travail de traduction : il
s'agit d'un dialogue de Platon : « au sujet de la Royauté » mais « cette
sophistique bizarre, mêlée de mysticisme fabuleux » rebute l'helléniste
qui renonce « bientôt à un travail si peu fait pour son esprit… ».
Guizot, de son côté, l'engage à traduire la Chronique de Reims du chanoine
Flodoard pour la Collection des historiens de la France dont il assume la
direction C'est un travail ingrat auquel Dubois consacre des veilles
laborieuses et qu'il réussit à mener jusqu'à son terme à la satisfaction de
Guizot.
Là encore, à l’instar de celle de Cavaignac, la
contribution de Dubois, qui s’est étendue à l’Histoire de l’Église de Reims, ne semble guère avoir été particulièrement
distinguée, malgré ses incontestables qualités littéraires : dès 1854, paraissait
une nouvelle traduction dont l’auteur porte un jugement en demi-teinte sur
celle de son prédécesseur qui, « satisfaisante à certains égards, laissait
à désirer quelquefois pour le sens et surtout pour l’exactitude historique et
géographique ».
*
Le nom de Guizard, cité par Quérard, mais sans renvoyer
précisément à la traduction de tel ou tel texte, est là encore celui d’un
politique, d’un journaliste, rédacteur au journal Le Globe, et donc d’un
libéral ; mais également d’un homme d’ordre et de pouvoir, attaché à son
Aveyron natal dont, après 1830, il sera tour à tour, dans un curieux
chassé-croisé, le préfet et le député. Enfin, on connait ses travaux de
traducteur de l’œuvre théâtrale de Goethe en association avec Charles de
Rémusat ; en revanche on ignore tout de sa collaboration à la Collection de mémoires relatifs à l’histoire
de France.
II
Nous avons pu remarquer que, sur les quatre traducteurs
identifiés/cités par Quérard, trois offraient un profil présentant plusieurs
points communs : leur âge, – celui de la génération désenchantée de Vigny,
– leurs convictions libérales – et la situation instable, notamment au point de
vue financier, que ces convictions les ont amenés à traverser pendant une
période plus ou moins longue de leur existence, – leur métier de journaliste
politique enfin. Si la taille de l’échantillon ne permet pas de conclure sur le
pourcentage des « nègres-traducteurs » de Guizot offrant un profil
similaire ou proche, nous pouvons cependant conjecturer que leur participation
dans cette entreprise n’était pas limitée à ces seuls trois
collaborateurs ; avec moins de certitude encore, mais sans pour autant verser
dans l’hypothèse gratuite, nous envisagerons en conséquence que le traducteur
des ouvrages de Guillaume le Breton ait pu offrir ce type de profil, sous
réserve bien sûr de trouver dans son travail quelqu’indice à ce sujet.
*
L’argument que nous avons apportons au soutien de la première
de ces deux hypothèses nous semble assez frappant : parmi ces publicistes
de talent, dotés de fortes convictions libérales et issus de la génération qui
avait grandi au son du canon des guerres napoléoniennes, il faut évidemment compter
Armand Carrel, « sous-lieutenant et journaliste », comme l’a désigné
Emile Littré, son premier biographe ; Carrel, dont la vie fut avant tout celle d’un
journaliste, notamment au Globe, mais surtout au National, et la
mort, celle d’un sous-lieutenant, tué en effet dans un duel, mais pour défendre
des idées, pas pour une femme. A la suite de sa démission de l’armée et de son
passage dans une légion étrangère qui se battait en Espagne contre les troupes
françaises, Carrel avait été par deux fois condamné à mort par un tribunal
militaire, avant d’être finalement acquitté. A l’instar de Dubois après sa
destitution de l’Université, Carrel, à sa sortie de la prison où il avait été enfermé
durant ses péripéties judiciaires, s’était retrouvé dans une situation très précaire.
Il était alors entré au service d’Augustin Thierry en qualité de
secrétaire : le rôle éventuel qu’il aurait pu jouer dans l’élaboration de
l’œuvre du grand historien, frappé de cécité, reste assez difficile à
déterminer comme en témoigne la polémique entre ce dernier et Désiré Nisard, le
biohagiographe de Carrel ;
mais c’est l’indication fortuite qui figure dans les Mémoires
d’un bourgeois de Paris de Louis Véron
qui vient confirmer notre intuition :
Carrel fit aussi la connaissance de
M. Guizot, qui publiait alors la collection des Mémoires relatifs à
l'histoire de France. Carrel écrivit la traduction de plusieurs de ces
mémoires que M. Guizot revoyait et qu'il complétait par des notes et par des
notices.
On ne connait pas les ouvrages dont il s’agit. « Les études littéraires de Carrel
avaient été fort négligées », reconnaît Nisard ;
mais, si ses années de collège ne lui avaient peut-être pas permis d’atteindre
le niveau qui était celui de Cavaignac ou de Guizard, moins encore bien sûr
celui de Dubois, la préparation de son entrée à Saint-Cyr et son année d’emprisonnement
lui avaient fourni les circonstances et le temps de compléter et d’approfondir
ses connaissances. Là encore, on peut donc être assuré qu’il maitrisait
suffisamment bien le latin pour exécuter les traductions demandées ; mais
sans doute celles-ci se seraient-elles mieux senties du travail d’un véritable
historien.
En tout cas, il est clair que Guizot avait su recruter nombre
des collaborateurs de sa Collection de
mémoires relatifs à l’histoire de France
dans un vivier de personnalités de grande envergure intellectuelle, aux idées
libérales, mais en situation d’avoir à se contenter de travaux alimentaires
auxquels le Maître se contentait d’apporter sa touche finale : cette
situation mérite bien d’être désignée comme
« une véritable PME de ‘’nègres-traducteurs’’ », selon
la formule que nous avons reprise à Martine Boyer-Weinmann,
et correspond à l’exploitation systématique d’une main-d’œuvre plus ou moins
qualifiée pour la tâche concernée, le tout au détriment final du produit
destiné à l’utilisateur de ces traductions ; le dommage se trouve aggravé
par le fait que le recours actuel à ces traductions, – plus ou moins belles,
mais également plus ou moins infidèles, pour plagier quelque peu le
titre de l’ouvrage de Georges Mounin, – reste encore très fréquent de nos
jours, faute le plus souvent de traductions plus récentes, ou plus accessibles.
Constat qui est de nature à nourrir le débat sur le retour aux sources, dans
lequel nous nous sommes déjà impliqué à plusieurs reprises par le passé.
*
S’agissant de notre seconde
hypothèse, la confirmation ne saurait être aussi nette, puisqu’elle repose sur
le présupposé que, comme on peut le vérifier dans les différents cas de
Cavaignac, Dubois et Guizard, mentionnés par Quérard, le traducteur des
ouvrages de Guillaume le Breton pourrait avoir été bien connu de Guizot pour
ses opinions libérales et son talent de publiciste : évidemment, les
traductions de l’œuvre en question pourraient tout aussi bien avoir été
effectuées par un auteur dont le profil serait différent ; mais l’exemple
de Carrel, qui ne figurait pas dans la liste de Quérard, est venu renforcer
notre intuition initiale et conséquemment nous a encouragé à poursuivre dans le
sens de nos premières investigations. Ainsi nous a-t-il été possible de repérer
rapidement celui qui pourrait être le personnage recherché : il s’agit de
Charles Magnin, né en
1793, comme Dubois, élève au collège Sainte-Barbe, comme Cavaignac après lui,
bibliothécaire de profession et historien du théâtre, qui entra comme chroniqueur
littéraire et dramatique au Globe en 1824, l’année
même de sa fondation par Dubois. En 1831, le journal dont il était devenu
entretemps actionnaire et où il avait croisé Cavaignac et Guizard ayant cessé
de paraître, Magnin passa au National, dont
Carrel, l’un des fondateurs, assurait alors la direction :
M. Magnin
resta au National jusque vers la fin de 1832. Après
les journées de juin, comme la justice recherchait Armand Carrel, contre lequel
il y avait mandat d'amener, il vint à la rédaction du journal prendre sa place.
Il donna encore au National quelques
articles littéraires ; mais ces tristes journées le dégoûtèrent sans doute de
la politique militante à laquelle il était près de se laisser aller, et
d'autres soins l'allaient rattacher plus étroitement à ses premières études. Le
14 novembre 1832, il fut nommé conservateur des imprimés de la Bibliothèque
royale. Un biographe insinue que ce fut pour le gouvernement un moyen de le
ramener à lui ; c'est faire injure à M. Magnin et au gouvernement. M. Magnin était
employé à la Bibliothèque depuis vingt ans. En lui donnant cet avancement, M.
Guizot ne faisait que justice, et M. Magnin n'avait à faire et ne faisait le
sacrifice d'aucune de ses amitiés, d'aucune de ses convictions. J'en ai pour
preuve l'hommage public qu'il rendait plus tard à Armand Carrel dans un article
sur Augustin Thierry, en 1841.
Désormais la carrière de
Magnin s’orienta assez nettement vers les publications d’histoire littéraire, de
plus en plus marquées au coin de l’érudition :
Il
avait écrit dans la Revue des Deux Mondes presque
dès son origine, en 1831, et surtout depuis que lui-même avait cessé de
collaborer au National en 1832.
Il fut élu auteur au Journal des Savants en 1840.
De 1832 à 1840, il est donc tout entier à la Revue des Deux Mondes ; de 1840
à 1852, il se partage entre les deux recueils ; de 1853 à 1862, il se réserve
uniquement au Journal des Savants.
En outre, Magnin devait mettre en
œuvre ses incontestables compétences philologiques, s’agissant du latin
médiéval, à l’occasion de son édition de 1845, avec traduction en français, du
« Théâtre de Hrotsvitha, religieuse du
monastère de Gandersheim, en Saxe, qui, dans la seconde moitié du Xe
siècle, composa, outre diverses pièces de vers, six comédies en prose latine ». Si
l’enthousiasme de l’éditeur lui inspira des hypothèses par trop hardies, que la
critique actuelle de ce texte ne retient plus, les principaux défauts de son
travail sont surtout d’avoir vieilli, offrant au lecteur une « traduction
surannée » et, bien sûr, de ne pas avoir pu utiliser les manuscrits
découverts depuis son époque.
Nous avons vu que Magnin
s’honorait de l’amitié de Carrel et qu’il comptait dans ses relations Cavaignac,
Dubois et Guizard ; il jouissait également de la considération de Guizot
et ses convictions libérales étaient connues. Enfin, dans les débuts de sa
carrière professionnelle, son statut de simple employé de la bibliothèque
(nationale) ne lui assurait qu’un médiocre traitement, tout en lui laissant assez
de temps libre pour se livrer à des travaux alimentaires en rapport avec ses
compétences ; mais existe-t-il une seule raison de lui attribuer la
paternité de la traduction des ouvrages de Guillaume le Breton ? La
réponse, positive, ressort d’un de ses premiers articles de critique littéraire
paru dans Le Globe le 4 février 1826 : il s’agissait pour
le jeune Magnin de rendre compte du poème héroïque en douze chants sur Philippe
Auguste que François-Auguste Parseval-Grandmaison, son aîné de plus de trente
ans, avait achevé à la fin de l’année précédente, après un quart de siècle de
labeur. Cette épopée de quelques 10000 vers, Magnin avait décidé d’en montrer
tout autant la faiblesse du fond que l’inactualité de la forme au travers d’une
comparaison avec la Philippide de Guillaume le Breton ; comparaison qui
témoignait d’une solide connaissance de cette dernière œuvre, dont notre
critique faisait un éloge paradoxal.
Magnin s’attachait d’abord
à rassurer les thuriféraires de Parseval-Grandmaison :
Les
admirateurs de M. Parseval auront, sans doute, été scandalisés tout-à-l'heure
de nous entendre comparer la Philippide de Guillaume le Breton au poème de Philippe
Auguste.
Nous convenons, avec eux, qu'il y a dans le dernier ouvrage une supériorité de
talent incontestable ; c'est une copie beaucoup mieux exécutée et par une main
incomparablement plus habile.
Et de souligner que, « malgré
toutes ses prétentions classiques, le bon historiographe du roi Philippe ne
pouvait pas suivre les traces de Virgile d'aussi près qu'un académicien de nos
jours » ; mais justement, « au milieu de tous ses emprunts, il
lui reste quelque chose de lui-même, et c'est par cet endroit qu'il attache ».
En fait, insistait Magnin,
La Philippide n'est qu'une chronique en
vers : là, nul système de merveilleux ; seulement une grande attention à
relater tous les prodiges, si communs alors. Point de grand récit rétrograde ;
les événements se succèdent dans le même ordre que dans l'histoire. A la
vérité, Guillaume le Breton imite des poètes anciens les caractères, les
harangues, les fleurs d'élocution ; mais le lourd appareil que nous appelons
machine épique, il n'a pas songé à le leur emprunter.
Le critique achevait sa
comparaison en indiquant comment, de son point de vue, se manifeste le
véritable talent de Guillaume le Breton, cet « art de reproduire le
vrai » :
Ses
descriptions sont longues ; mais elles font avancer l'action, et ne sont pas de
simples hors-d'oeuvre descriptifs. Il est heureusement assez grossier pour
écrire une foule de scènes de la vie commune. Il ne craint pas de nommer les
Juifs et les Côteraux, qui jouent, dans Rigord et dans les autres historiens du
temps, un si grand et si triste rôle. Les moeurs des peuples, la situation des
lieux, l'aspect des châteaux, les habitudes des grands vassaux et de leurs
hommes d'armes, sont représentés par Guillaume le Breton avec une naïveté
presque homérique. C'est justement, qu'on nous permette de le dire, cet art de
reproduire le vrai qu'il faut prendre d'Homère, en lui laissant ses formules
que trois mille ans d'imitation ont vieillies. Quelles scènes de guerre que
celles du siège et de la détresse des habitants de Château-Gaillard, scènes
dont nous ne trouvons aucune trace dans le nouveau poème ! Qu'on nous le
pardonne ! La bataille de Bovines, décrite par le vieux chroniqueur, nous
paraît bien plus claire, bien plus vraie, bien plus animée, que celle que nous
a faite M. Parseval. La Philippide, d'accord avec l'histoire, nous montre, après la
bataille, le comte de Boulogne enchaîné à une colonne mobile, et enfermé dans
la tour de fer de Péronne, dénoûment de poème fort nouveau et qui caractérise à
merveille un siècle demi-barbare. Qu'a fait M. Parseval ? Il suppose le prince
félon, tué dans la bataille de la main du roi ; et son motif, il nous l'apprend
dans une note : « Le comte de Boulogne ayant été, pendant tout le cours du
poème, l'ennemi le plus déclaré de Philippe, il convenait qu'il fut tué de la
main du roi, comme Turnus par Énée. » Voilà une convenance admirable !
La traduction de la Philippide parue en 1825 dans la Collection de
mémoires relatifs à l’histoire de France est précédée d’une « Notice sur Guillaume le
Breton », signée « F. G. », laquelle comprend deux
parties. Dans la première, on retrouve le même
esprit, le même style, parfois les mêmes mots que ceux qui figurent dans
l’article du Globe : ainsi le poème de Guillaume le Breton est-il
désigné comme « une chronique en vers », animé « de toutes les
circonstances, de tous les détails propres à produire sur l'esprit des lecteurs
une impression semblable à celle qu'ont dû recevoir les témoins de l'action
même », un véritable effet de vrai, au-delà même de l’effet de réel. D’un strict point de vue
de chronologie, il faut donc envisager la possibilité que Magnin, dans son
article du Globe,
ait emprunté son point de vue à Guizot ; mais cette hypothèse présente une
grande difficulté : le matériau qui
forme la seconde partie de la notice a, quant à lui, été extrait de la Biographie
universelle, dont il copie plusieurs
erreurs, l’une étant absolument impossible à commettre par le traducteur. Guizot ne saurait en
conséquence avoir traduit la Philippide : du coup, l’hypothèse Magnin demeure la plus
probable, et ce sont les arguments de critique littéraire communiquées par cet
auteur, en même temps que sa traduction, à Guizot, qui auront fourni à ce
dernier ce que sa notice a de plus original.
André-Yves Bourgès