Au
XVIIe siècle, les moines de Carnoët attribuaient à l’abbé Guillaume,
vers le premier quart du XIVe siècle, la composition de la vita
du fondateur de leur abbaye [BHL 5766].
A la suite des bollandistes et de l’éditeur de ce texte,
les auteurs modernes ont repris sans la discuter la datation traditionnelle ;
pour un autre critique, l’ouvrage est peut-être même postérieur à la réunion de
la Bretagne au royaume de France.
En tout état de cause, la plupart le considère avec circonspection, en dépit de
son incontestable intérêt. Pour notre part, il nous semble possible de placer
la rédaction de ce texte peu après 1225, tout en conservant son attribution à
un hagiographe nommé Guillaume, dont le nom a sans doute été lu sur le
manuscrit conservé à Carnoët au XVIIe siècle.
Le
fait que l’hagiographe dise des Bretons qu’ils « vocifèrent » quand
ils parlent signifie-t-il
qu’il n’était pas Breton, ou bien qu’il s’est plu à souligner, sur le mode de l’autodérision,
un trait attribué à ses compatriotes ? En tout cas, il connaît bien la
Bretagne et l’histoire de ses princes : il souligne, par exemple, que
Conan IV fut le « premier » d’entre eux à être à la fois « duc
de Bretagne et comte de Richemont »,
souci du détail qui montre chez cet écrivain une disposition d’esprit
particulière, commune aux historiens et aux juristes.
Par
ailleurs, il mentionne à deux reprises le nom de Philippe Auguste : dès
les premières lignes (et pour tout dire assez hors de propos) ;
puis à la fin du texte, cette fois avec quelque raison, car la douzième année
du règne du monarque sert de repère chronologique à la mort du saint.
Cependant, il s’agit là d’une précision superfétatoire qui accentue
l’impression que l’auteur de la vita prend prétexte d’une série de
synchronismes pour rendre un hommage appuyé à Philippe Auguste :
« [Le bienheureux Maurice] rejoignit le Seigneur le 3e
des calendes d’octobre, l’an de l’Incarnation du seigneur mille cent quatre-vingt-onze,
alors que régnait le très chrétien roi des Francs Philippe le Magnanime, fils
de Louis le Pieux, âgé de vingt-six ans, dans la douzième année de son règne,
cœur vaillant assiégeant pour la défense de la Croix la cité d’Acre ».
Cet
hommage se situe d’ailleurs à la limite de la contre-vérité, car le 3 août
1191, aussitôt après la reddition d’Acre le 12 juillet, Philippe Auguste
s’était embarqué à Tyr à destination de la France, ce dont il fut fort blâmé
dans l’armée des croisés. « Les premiers biographes de Philippe Auguste,
Rigord et Guillaume le Breton, firent de leur mieux pour défendre leur seigneur
et expliquer son départ » ; mais un demi-siècle plus tard leurs
raisons n’avaient toujours pas convaincu le brave Joinville.
Outre
la titulature « roi des Francs » (Rex Francorum)
et la qualification « très chrétien » (christianissimus), que
l’on trouve également sous la plume de Rigord, Philippe Auguste est ici décoré
par l’hagiographe de Maurice de l’épithète « Magnanime » (Magnanimus),
tandis que le roi Louis VII, son père, reçoit sous sa plume le surnom de
« Pieux » (Pius). Or, dans les Gesta
Francorum regis Philippi magnanimi composés du vivant du roi, après la
bataille de Bouvines, Guillaume le Breton, écrit :
« Louis le Pieux régna à la suite
de son père, Louis le Gros. A la faveur d’un miracle, Louis le Pieux engendra
dans sa vieillesse Philippe le Magnanime qui règne maintenant », etc.
On conviendra qu’il existe une
communauté de pensée, exprimée de manière très similaire, entre Guillaume, l’hagiographe
de Maurice, et Guillaume le Breton, animés tous deux d’une même volonté de
contribuer à la renommée de Philippe Auguste : ainsi leurs écrits respectifs,
malgré la disparité de leur volume et de leurs enjeux, apparaissent comme le
reflet de l’idéologie royale, telle qu’elle se cristallise à la charnière des
XIIe et XIIIe siècles.
Ce rapprochement permet-il d’aller plus loin et de suggérer que les deux
écrivains homonymes sont en fait un seul et même auteur et que la vita de
Maurice de Carnoët doit être en conséquence comptée au nombre des œuvres
hagiographiques de Guillaume le Breton ?
André-Yves Bourgès
Addendum
(14 mai 2022)
Il nous avait échappé lors de la
rédaction de la présente notule (en mars 2021) que le texte des Gesta
Francorum regis Philippi magnanimi dans un
manuscrit conservé à la Bibliothèque vaticane,
contient une formulation quasi-identique à celle employée par l’hagiographe de
Maurice de Carnoët :
Anno ab incarnatione Domini
millesimo ducentesimo nono, regnante Francorum rege Philippo magnanimo Ludovici
Pii filio, anno ejusdem regni vigesimo octavo, etc..
Le désaccord entre les deux
formules sur
la chronologie du règne ne constitue pas un véritable obstacle à l’identification
de l’hagiographe avec Guillaume le Breton, « puisqu'il est positif »,
ainsi que l’écrit Henri-François Delaborde, « que ce chroniqueur a compté
les années du règne de trois manières différentes ». Par ailleurs, il est intéressant de
noter que la recension des Gesta du manuscrit du Vatican contient
d’assez nombreuses additions qui ne figurent pas dans d’autres manuscrits plus
anciens, mais que l’on aurait tort, toujours selon Delaborde, de ne considérer
« que comme l'œuvre d'un interpolateur » :
« Plusieurs
de ces additions, d'un intérêt tout à fait anecdotique il est vrai, se
rapportent à la Bretagne, patrie de Guillaume, et en particulier au diocèse de
Saint-Pol de Léon, dans lequel le chroniqueur occupait une prébende, ainsi
qu'on le verra plus tard. Dans quelques-unes, on voit même l'auteur apparaître
personnellement. Ne pourrait-on pas en conclure que Guillaume aurait, de son
vivant, pris des notes sur les faits importants qui se passaient sous ses yeux,
et qu'après sa mort un copiste aurait pieusement recueilli et inséré dans la
chronique de notre auteur celles de ces notes qu'il n'avait pas utilisées ? Ceci
nous paraît d'autant plus probable qu'il semble que notre historien, suivant
l'habitude courante à Saint-Denis, a composé sa première rédaction elle-même,
non en se fiant à sa mémoire, mais d'après des notes prises au jour le jour. Un
examen attentif de la chronique suffit pour nous en convaincre. Le récit de
Bouvines, entre autres, identique pour l'ensemble dans tous les manuscrits et
d'une longueur tout à fait démesurée, présente tous les caractères d'une
relation rédigée peu de temps après la bataille par le chroniqueur qui, comme
on le sait, y avait assisté ».
Si tant est que l’œuvre de
Guillaume le Breton a connu un versant breton et hagiographique, le manuscrit
du Vatican pourrait occuper une place essentielle dans la reconstitution de
cette carrière parallèle, en intégrant des éléments en lien avec les séjours de
Guillaume dans son pays natal.
AYB